« Vous me voyez ? » – L’épisode 1 : L’homme invisible

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Les visioconférences, depuis 2 ans, c’est matin, midi et soir. Le téléphone avec des clients, c’est mort et enterré. D’ailleurs, je supprimerais bien la fonctionnalité téléphone du mien pour que ça me coûte moins cher (on se téléphone plus trop entre potes non plus !). J’ai essayé, c’est pas possible (et même si ça l’était, je paierais pareil : dans quel monde vit-on ?).
 
Dans la formation aussi, la visio est devenue incontournable – logique, on n’allait pas arrêter de former des gens à cause de la pandémie. La « classe virtuelle », rarissime avant tout ça, est presque passée au rang de norme.
 
Pour nous autres formateurs, c’est un nouveau terrain de jeu très agréable, mais aussi une inépuisable source d’interrogations, de problèmes et de poilades, on va pas se mentir. Voici donc une petite série d’articles sur les déboires d’un formateur en classe virtuelle. Peut-être y reconnaîtrez-vous des situations que vous avez vous-même vécues. Qui sait ?
 
 
 
Vous avez tout prévu : un bureau tranquille et lumineux, fermé à double tour, deux grands écrans, un fauteuil confortable, une vue imprenable sur les passants qui font la queue pour se faire tester devant la pharmacie d’en face et une infusion « formation douce » à portée de main ; votre progression pédagogique est béton et le test que vous avez organisé il y a trois jours avec vos apprenants a porté ses fruits : vous avez pu régler les problèmes de connexion de certains d’entre eux. Ça va être un grand moment. Vous sifflotez, tiens.
 
Vos apprenants arrivent progressivement, la salle d’attente virtuelle se remplit. Vous les faites entrer à l’heure et leur soumettez un petit questionnaire sur eux-mêmes pour les faire patienter en attendant que tout le monde soit là. Vous utiliserez un peu plus tard leurs réponses lors d’une des activités que vous avez prévues : chapeau, vous avez vraiment pensé à tout. Vous continuez à accueillir les participants jusqu’à ce que tout le monde soit là. Ça y est : le compte est bon ! Vous allez pouvoir commencer. Vous avez hâte !
 
« Bonjour à toutes et à tous, merci de prendre part à cette session de formation. Nous sommes au complet ! Je vois presque tout le monde, il manque juste le visage de Jean-Pierre. Jean-Pierre, est-ce que vous pouvez allumer votre caméra s’il vous plaît ?
– Non.
– Ah, euh… pardon ?
– Non.
– Vous n’avez pas de caméra ?
– Si si.
– Ah elle ne fonctionne pas, vous n’arrivez pas à vous connecter ?
– Si si.
– Vous pouvez utiliser un arrière-plan virtuel ou bien flouter l’image derrière vous si vous ne pouvez pas montrer où vous êtes…
– Aucun problème, je suis dans mon bureau.
– …
– Je ne souhaite pas l’activer, c’est tout, je n’aime pas activer les caméras.
– …
– …
– Ah, euh bon. »

 
Arrêtons-nous ici quelques instants. Nous avons donc un participant qui, alors que tout le monde est visible, refuse de faire en sorte qu’on le voie même si rien ne l’en empêche. Cela signifie que pour Jean-Pierre :
– il est envisageable de participer à une formation sans se montrer
– le fait qu’il soit le seul à ne pas être visible ne posera aucun problème aux autres participants
– que le formateur voie ou non les formés ne change rien
– finalement, dans cette situation, l’image est superflue
– la formation qui commence consiste à regarder et écouter quelqu’un parler et montrer des documents, sans interagir – ou alors uniquement en demandant la parole et en posant ses questions, comme dans une émission de radio.
 
Il ne s’agit pas d’un cas isolé ; nous avons quant à nous rencontré plusieurs Jean-Pierre et ne partageons pas leurs positions. Voici pourquoi :
 
1) La formation en classe virtuelle est justement fondée sur le caractère synchrone du modèle : c’est parce que tous les participants se connectent à la même plateforme au même moment que la formation est possible. S’il s’agit de regarder et écouter quelqu’un parler d’un sujet, la synchronicité n’a aucun intérêt : autant que le formateur envoie une vidéo de PowerPoint commentée à tout le monde. Chacun regardera quand il aura le temps, ou quand il le souhaitera (vraisemblablement jamais, donc).
 
2) La visio est fondée sur la possibilité qu’ont les participants de se voir, d’interagir et de partager des documents. Si l’on ne souhaite pas utiliser ces possibilités, on peut recourir à d’autres modèles de formation.
 
3) Le refus de se montrer met le Jean-Pierre dans une situation de voyeur ou d’espion à moitié présent qui est très inconfortable pour tout le monde. Qu’a-t-il à cacher ? De quel statut particulier dispose-t-il pour être autorisé à se dérober de la sorte ?
 
4) Conséquence du point précédent : on soupçonnera (à tort ou à raison) Jean-Pierre d’être à la plage, en voiture ou dans ses toilettes, de faire autre chose en même temps, d’être tout nu ou en pyjama licorne, voire de ne tout simplement pas être là pendant les phases où il n’est pas amené à participer, ce qui ne contribue pas à créer un climat propice au bon déroulement de la formation…
 
5) La désinvolture qui caractérise trop souvent la participation de certain·e·s participant·e·s à une classe virtuelle met en péril la formation elle-même : comme l’e-learning, synchrone ou non, devient de plus en plus la norme, il faut arrêter de penser que les modalités pédagogiques qu’il utilise comptent pour du beurre…
 
6) Enfin se montrer lorsqu’on participe à une classe virtuelle – au moins pendant les moments d’échange ou de mise en activité – relève tout bonnement de la politesse et du respect des autres participants et du formateur.
 
Reprenons donc :
« Ah, euh bon. En fait Jean-Pierre, pour participer à cette formation en classe virtuelle, il faut activer sa caméra. Nous allons travailler ensemble pendant 2 heures, il faut que tout le monde voie tout le monde pour que tout ce que j’ai prévu fonctionne. Si cela ne vous convient pas, no problemo, vous êtes libre de nous quitter maintenant… »
 
… et de rester en pyjama licorne toute la journée.
 
 
 


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Aurélien Dorvaux

  • Master « Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation » – Certifié de lettres modernes

Après huit années passées à réfléchir aux meilleurs moyens d’enseigner le français à des collégiens et des lycéens, j’ai eu envie d’utiliser mes savoir-faire et de prolonger mes réflexions sur la pédagogie dans un autre contexte. J’aime m’interroger sur les mécanismes qui conduisent à la compréhension et sur l’apprentissage. Et comme tous les sujets m’intéressent, je trouve chaque jour chez Sydo de quoi satisfaire ma curiosité !

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