[Sus aux neuromythes !] Episode 9 : Une tête bien pleine, une tête bien faite

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L’expression « tête bien pleine, tête bien faite » est attribuée à l’écrivain Michel de Montaigne qui l’aurait employée au XVIème siècle. Par là, il voulait dire que la qualité de la pensée est bien plus importante que la quantité de connaissances dont un individu dispose. Cependant, cette phrase est mal interprétée par certains qui affirment que la forme de la tête (et notamment ses excroissances) permettrait de déterminer les aptitudes intellectuelles d’une personne, voire ses traits de caractère.
 
En effet, certains pensent que la forme de la tête a une incidence sur l’intelligence. D’autres (parfois les mêmes en fait) pensent que certaines capacités particulières sont localisées de façon spécifique dans la boîte crânienne.
 
Qu’en est-il vraiment ? L’étude des bosses d’un crâne humain peut-elle permettre de deviner quelles sont les compétences spécifiques d’une personne ? Est-on VRAIMENT meilleur en mathématiques quand on a les yeux proéminents du fait d’une pression de la zone crânienne dédiée aux mathématiques qui serait située derrière les yeux (ne riez pas, certains le pensent, peut-être même est-ce secrètement votre cas) ?
 
Vous l’aurez deviné : la réponse est un grand NON.
 
Pour comprendre ce neuromythe, remontons un peu dans le temps.
 

Aux origines : la phrénologie

 
En 1781, à Vienne, en Autriche, un jeune étudiant en médecine, Franz Joseph Gall, scrute avec minutie ses camarades, et plus particulièrement la forme de leurs yeux. Il a une théorie : plus les yeux d’une personne sont proéminents (ou globuleux), plus celle-ci est douée en maths.
 
Et il se dit alors : et si la partie du cerveau nécessaire à manier avec brio les chiffres était exactement placée derrière les yeux ? Et si cette zone du cerveau, qui serait donc plus développée chez ceux ayant des facilités en mathématiques, poussait sur les orbites au point de faire déborder les globes oculaires des orbites ?
 
Sûr de sa trouvaille et tout excité, Franz se dit alors que sa conclusion doit marcher pour d’autres facultés qui seraient développées dans d’autres parties du cerveau. Il se met donc à étudier la forme des crânes, notamment celles des bosses présentes sur le crâne (comme la bosse des maths… Votre père ne vous en a jamais parlé ?). Il se met en tête (notez le jeu de mots !) de tripoter plein de crânes, notamment ceux de personnes ayant une faculté ou une particularité spécifique (mais aussi ceux d’animaux) : des musiciens, des écrivains, des personnes ayant des troubles mentaux, des prisonniers… Il réalise ainsi des autopsies mais également des moulages dans des bagnes, prisons et autres asiles.
 
Il crée “sa propre science” : la cranioscopie (aussi appelée phrénologie, de nos jours). Il la fonde sur 4 hypothèses :
– la forme du crâne reflète celle du cerveau ;
– il existe 27 facultés cérébrales distinctes ;
– Ces 27 facultés sont localisées dans des régions spécifiques du cerveau (il dresse d’ailleurs une cartographie de ces fonctions cérébrales et détermine où se situe leur développement dans le crâne) ;
La conduite de chaque individu peut être anticipée par rapport au développement des bosses sur le crâne.
 
Ainsi, grâce à ces apports “théoriques” et à des palpations bien pratiques, on pourrait identifier chez un individu des compétences particulières, ou bien des prédispositions à la violence ou à la dépression, par exemple. La forme du crâne pourrait donc renseigner sur les compétences de chacun mais aussi sur la personnalité, voire prédire de futurs passages à l’acte de futurs criminels. Pratique. Il fait même des démonstrations grand public où il réussit à séparer les voleurs des gendarmes grâce à la forme des crânes des individus à identifier. Fortiche.
 
Gall se fantasme en réformateur des lois pénales qu’il imagine basées sur la phrénologie, afin notamment de juger les personnes non pas à l’aune de leurs crimes, mais en se fondant sur la forme du crâne, ce qui permettrait ainsi d’expliquer des crimes horribles et vraisemblablement sans mobile. Le cheminement semble loufoque mais la conclusion à laquelle il aboutit, elle, est plutôt moderne : certaines personnes ne sont pas responsables pénalement.
 
S’il est moqué par une partie de la communauté scientifique, sa “science” fait un tabac auprès de l’opinion publique dans la première moitié du XIXème siècle. Cela permet à Gall de donner des cours et d’expliquer sa doctrine en Autriche, dans les États allemands mais aussi à Paris. Il forme des disciples, notamment Spurzheim, avec qui il écrit un ouvrage en 4 tomes, “Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier”, François Broussais ou encore Thomas Forster, qui renomme la cranioscopie en phrénologie.
 
De nombreux autres individus s’intéressent ainsi à une certaine classification des hommes fondée sur leurs caractéristiques physiques (le criminologue italien Cesare Lombroso, le photographe Alphonse Bertillon, etc.). D’autres enfin, avancent (à tort, sauf dans les cas rares de microcéphalie) qu’il y a une corrélation entre la taille du crâne, celle du cerveau et l’intelligence (Friedrich Tiedemann, Paul Broca, etc.), ce qui servira à beaucoup pour “prouver” la supposée supériorité intellectuelle de certains peuples sur d’autres, voire de l’homme sur la femme.
 
Certains quidams vont même jusqu’à évaluer leur compatibilité avec leur futur.e époux.se en se fiant à sa configuration crânienne. Comme quoi, “Mariés au premier regard” n’a rien inventé. La phrénologie exerce aussi une importante influence sur un mouvement littéraire du XIXème siècle, le Merveilleux-scientifique, déclenchant chez ses membres un intérêt passionné (frisant l’envoûtement) pour tout ce qui à trait au cerveau.
 

L’imagerie médicale m’a tuer (presque)

 
On l’a vu, la phrénologie ne s’appuyait sur aucune preuve solide, aucune base scientifique. Pourtant, elle est restée populaire pendant un bon moment, même parmi certains scientifiques et médecins.
 
Il faut attendre le développement de l’imagerie médicale à la fin du XIXème siècle, et de façon plus assurée au début du XXème siècle, pour que la phrénologie soit véritablement discréditée aux yeux du grand public. Grâce à cette technologie, on peut démontrer qu’il y a différentes aires cérébrales qui sont simultanément utilisées pour chaque fonction cérébrale, par exemple pour la résolution d’un problème mathématique. Aussi, une personne douée en mathématiques active les mêmes zones qu’une personne peu douée en mathématiques, qui ne sont pas plus développées chez la première personne que les autres, sauf que c’est de manière moins active.
 
Le très très faible faisceau sur lequel reposait la phrénologie est détruit. Pourtant ce neuromythe de la localisation spatiale des facultés cérébrales demeure encore, même si nous ne l’appelons plus de la même façon. On peut considérer que la théorie “cerveau droit, cerveau gauche” détricotée ici est un héritage de la phrénologie. Certaines personnes (qui ont souvent plus de 60 ans) parlent d’ailleurs encore de bosse des maths, voire de bosse des langues (si si, je vous assure, vous pouvez googler).
 
Alors oui, la phrénologie est bien un neuromythe et même (et ce n’est pas le cas à chaque fois) une théorie totalement dépassée de la science cognitive. Pourtant, comme souvent (tout le temps ?) avec les neuromythes, celui-ci perdure et mute, les individus étant naturellement attirés par des explications simplistes des choses, surtout lorsque le sujet est complexe, comme le cerveau.
 
Maintenant que vous savez, il est donc de votre devoir de lutter contre cette fausse idée, car elle peut amener à prendre des mauvaises décisions et surtout être utilisée à des fins discriminatoires (voire pire, à des fins de ségrégation voire d’eugénisme) et nourrir de dangereux stéréotypes !
 
A bientôt pour un nouveau neuromythe.
 
 
 


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Aymeric Debrun

  • Diplômé de Sciences Po Lyon – Master Coopération internationale et aide au développement

Découvrir un domaine inconnu, une nouvelle idée, une information ignorée. Se mettre à lire, étudier, analyser, comprendre. Puis approfondir, creuser, se passionner. Et enfin intriguer, intéresser, expliquer, transmettre. Et recommencer.

Un chemin maintes et maintes fois parcouru aussi bien dans ma vie personnelle qu’étudiante. Chez Sydo, j’ai trouvé un travail pour continuer à l’arpenter et faire de ce chemin… un schéma pédagogique.

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 Un commentaire


  • Abdelwahhab

    Merci, j’ai lu les neuf épisodes sur les neuromythes, joli travail et bon sens de l’humour en plus, bravo, ça fait réfléchir, et à mon avis le plus grand mythe persistant est celui de l’évolution, que les avancées en biochimie commencent à ridiculiser.

    Répondre

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