Langage, mémoire, raisonnement, prise de décision, perception, apprentissage… Nombreux sont aujourd’hui les thèmes abordés par la psychologie. Malgré cette richesse et cette diversité, il existe un fossé entre recherche et grand public. Bloquée dans le cliché de la psychanalyse, la psychologie peine notamment à se légitimer en tant que science. Mon but, dans cette nouvelle série, est de contribuer, autant que je peux, à réduire ce fossé.
Je vous propose donc, dans cette nouvelle série, d’interviewer différents chercheurs français travaillant de près ou de loin sur l’apprentissage et de présenter leur quotidien, leurs difficultés, leurs missions et leurs travaux. Pour poursuivre cette série interviews, j’ai le plaisir de vous présenter Célia Maintenant que j’ai pu rencontrer dans mon parcours d’étudiant.
Bonjour Célia. Dans un premier temps, je te propose de te présenter. Qui es-tu et d’où viens-tu ?
Je suis maîtresse de conférences en psychologie du développement à l’Université de Tours depuis septembre 2010. Mon parcours est assez classique, avec quelques déplacements au gré des opportunités d’études ou de postes avant mon recrutement sur mon poste actuel.
J’ai réalisé mon cursus de psychologie à l’Université de Tours, j’ai obtenu le titre de psychologue à l’issue de ces 5 années de formation. Puis, j’ai réalisé une thèse pour obtenir le grade de docteur en psychologie à l’Université de Provence (Aix-Marseille 1) sur le développement de la flexibilité catégorielle (sous la direction de la professeure Agnès Blaye). La flexibilité catégorielle est la capacité de passer d’un mode de catégorisation à un autre de façon contrôlée. Cette capacité permet par exemple de comprendre qu’un cheval peut être associé à une grenouille car ce sont des animaux, mais aussi à un tracteur car ce sont des éléments d’une ferme.
Ensuite je suis partie à l’Université de Brest pour un poste d’ATER (Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche). Enfin j’ai passé deux ans en postdoctorat à l’Université de Genève dans l’équipe de la professeure Anik de Ribaupierre où j’ai travaillé sur un projet de recherche sur la variabilité inter et intra individuelle dans des processus cognitifs (différences entre les individus et différences pour un même individu) avec une approche “vie entière”.
Aujourd’hui j’enseigne donc la psychologie du développement à l’Université de Tours, plus précisément j’interviens à propos du développement cognitif, social et émotionnel des enfants et des adolescents et je conduis des recherches en psychologie. Je suis actuellement responsable de deux projets de recherche.
Peux-tu présenter plus particulièrement ton laboratoire et ton équipe de recherche ?
Je suis membre titulaire du laboratoire Psychologie des âges de la vie et adaptation (PAVéA – EA2114) depuis mon recrutement en septembre 2010. Ce laboratoire est actuellement dirigé par la professeure Valérie Pennequin.
Les recherches réalisées dans ce laboratoire portent sur les facteurs de vulnérabilité et les ressources à tous les âges de la vie. Nos thématiques principales de recherches actuelles sont : cognition et métacognition, comportements transgressifs, facteurs du bien vieillir et relations intergénérationnelles. L’équipe se caractérise par une pluralité des approches théoriques et méthodologiques (quantitative et qualitative) et par une finalité applicative visant à innover ou améliorer les dispositifs de prévention et d’intervention.
C’est quoi le quotidien d’un chercheur ?
Je ne peux répondre à cette question qu’en tenant compte de la spécificité de mon poste qui inclut à la fois de l’enseignement et de la recherche. Cette double casquette implique de trouver un équilibre entre ces deux aspects, au niveau de l’organisation de notre emploi du temps, mais aussi au niveau de la possibilité de nourrir nos propositions d’enseignement par nos recherches et de s’appuyer sur nos connaissances acquises pour les besoins liés à l’enseignement lors de nos recherches. Les deux aspects sont donc parfois difficiles à concilier au niveau du planning mais passionnants à travailler en interaction.
Au quotidien, j’essaie toujours de garder du temps pour mes recherches, même si je ne parviens pas à y travailler tous les jours, selon mes charges d’enseignement, je fais en sorte d’y passer 50% de mon temps sur l’ensemble des jours de la semaine.
Ce temps de recherche correspond à un temps de recherche bibliographique, de lecture d’articles, de rédaction de mes propres articles. Le suivi des doctorants fait aussi partie de ce temps : les rencontrer pour des réunions de travail pour superviser leurs recherches ou encore travailler ensemble sur les communications et publications de leurs résultats par exemple.
Par ailleurs je suis responsable de projets de recherche et cela m’amène à gérer le recrutement d’ingénieurs de recherche, à organiser des réunions de recherches avec les membres du projet ou à superviser toutes les étapes de réalisation du projet. Une partie de notre temps de recherche consiste aussi à monter des dossiers de réponse à des appels à projets ou de demandes de financement. L’objectif est d’obtenir des fonds pour financer nos recherches pour lesquelles les budgets récurrents des laboratoires ne suffisent pas.
Pourrais-tu nous présenter tes axes de recherche et tes travaux ?
Une première partie de mes recherches s’inscrit dans la poursuite de mes travaux de thèse. Je travaille notamment sur les processus sous-jacents au développement de la flexibilité catégorielle et des propositions d’application de ces travaux. Pour rappel, la flexibilité catégorielle correspond à la capacité de passer d’une conduite de catégorisation à une autre de façon contrôlée.
Mes résultats dans ce premier axe de recherche montrent que les processus sous-jacents aux difficultés observées en flexibilité catégorielle chez les enfants et chez les adultes âgés sont différents selon la période de vie considérée. Ils sont en effet essentiellement conceptuels lors du développement chez les enfants et exécutifs lors du vieillissement. J’ai déjà exploré une possibilité d’application de ces travaux, avec mes collègues Isabelle Nanty et Sophie Pivry, au travers d’une étude montrant la possibilité de favoriser par un entrainement le développement de la flexibilité catégorielle chez des enfants présentant une déficience intellectuelle (Maintenant, Nanty & Pivry, 2021).
Un second axe de recherche concerne l’effet des émotions sur le raisonnement. J’aborde cette question avec une approche développementale, permettant l’étude de cet effet dans des groupes d’enfants, d’adolescents et d’adultes. Nos travaux, notamment avec Elodie Tricard et Valérie Pennequin (Tricard, Maintenant & Pennequin, 2018), ont permis d’étudier le développement de plusieurs types de raisonnements (déductif, inductif et quantitatif) de l’enfance à l’âge adulte. Nos résultats montrent un effet délétère de l’induction de certaines émotions négatives (colère ou anxiété par exemple) sur les performances de raisonnement d’adolescents et d’adultes.
Mes recherches actuelles portent sur l’utilisation des jeux vidéo chez les adolescents et les adultes, le décrochage scolaire chez les adolescents et l’inclusion numérique tout au long de la vie. Nous travaillons actuellement, avec Gaëlle Bodi, sur les déterminants cognitifs de l’utilisation des jeux vidéo. Nous étudions les profils des joueurs de jeux vidéo avec ou sans trouble et les rôles des cognitions inadaptées et des biais attentionnels dans le trouble du jeu vidéo (Bodi, Maintenant, & Pennequin, 2020 ; Bodi, Maintenant, Yakimova & Pennequin, 2021).
Je suis également responsable de l’équipe de Tours pour le projet DISESTEEM – Désengagement psychologique et estime de soi : un cycle infernal de décrochage scolaire ? Ce projet est coordonné par Delphine Martinot de l’Université Clermont-Auvergne.
L’objectif de ce projet est d’explorer, chez des préadolescents, adolescents et jeunes adultes, les prédicteurs et conséquences cognitives, affectives, comportementales et sociales du désengagement scolaire. Les premiers résultats ont permis de montrer que l’estime de soi scolaire a un effet positif sur les émotions positives à propos du contexte scolaire, qui ont elles-mêmes un effet bénéfique sur les performances de raisonnement (Yakimova, Maintenant, & Taillandier-Schmitt, 2021).
Enfin, je coordonne actuellement le projet NuméVie – Inclusion Numérique à tous les âges de la Vie. Son objectif est d’identifier les freins et les leviers de l’utilisation des outils numériques dans le cadre de leurs utilisations fonctionnelles, notamment pour l’éducation et la formation et ce à tous les âges de la vie en y intégrant l’aspect psychologique rarement pris en compte. La connaissance de ces freins et leviers aura pour finalité de proposer des actions et outils afin de favoriser l’utilisation du numérique chez les populations éloignées.
Tu travailles tout particulièrement sur le développement cognitif des enfants, que peux-tu en dire ?
Comme pour tout autre développement, nous pouvons dégager des repères de développement, pour différents processus cognitifs, que ce soit pour ce qui concerne la catégorisation, les fonctions exécutives (comme la flexibilité ou l’inhibition par exemple) ou le raisonnement, processus cognitifs que j’ai le plus étudiés. Ces repères sont importants pour mieux connaitre et mieux comprendre le développement cognitif typique, mais aussi identifier des situations de développement plus atypique et proposer des interventions ou des entrainements dont on a pu, pour certains, montrer leur efficacité.
Mais il ne faut pas non plus oublier qu’au-delà de ces repères de développement typique, ces moyennes en matière de groupe d’âge, il existe une grande variabilité intra et inter-individuelle, sans pour autant qu’il s’agisse d’un trouble ou d’un retard de développement. Ce développement cognitif est aussi à envisager en lien avec les autres aspects du développement, le développement émotionnel et social par exemple, comme le montrent par exemple nos travaux sur les liens entre émotions et cognition.
Tu accordes une place non négligeable à l’émotion dans tes travaux et notamment son impact sur les performances cognitives ?
En effet, j’ai travaillé sur l’effet des émotions sur les performances cognitives, à travers le suivi des travaux de thèse d’Elodie Tricard et la réalisation du projet DISESTEEM sur le décrochage scolaire. L’ensemble de ces travaux montre que les émotions peuvent avoir un effet sur les performances de raisonnement chez des collégiens. Ces effets étant différents selon le type d’émotion spécifique pris en compte. Globalement, les émotions négatives semblent avoir un effet délétère sur les performances de raisonnement alors que les émotions positives semblent bénéfiques.
De ton expérience et de tes travaux, aurais-tu des recommandations en matière de pédagogie et d’apprentissage ?
Nous pouvons proposer de favoriser un climat positif qui semble pouvoir être plus propice aux apprentissages cognitifs. Favoriser un environnement qui permet d’induire des émotions positives quant au contexte scolaire peut passer par le matériel (utilisation de matériel ludique) ou le positionnement pédagogique (utiliser l’encouragement des points de progression). Les évolutions concernant les modalités d’évaluation proposant de remplacer les notes par des évaluations par compétences vont dans ce sens par exemple. Favoriser des comportements d’entraide entre les élèves est aussi une piste intéressante.
Tu enseignes toi-même à l’université, comment as-tu pensé ta méthode de transmission ?
Nous enseignons en psychologie à de très gros effectifs et nos possibilités d’enseignement sont contraintes par certains aspects purement matériels. Mais, j’essaie de privilégier, autant que possible, les situations rendant les étudiants actifs. Cela peut aller du simple fait de les solliciter par des questions, même en CM en amphis, ou par la mise en ligne du contenu pour qu’ils le préparent avant et/ou après le cours jusqu’au fait de leur demander de préparer, en général en groupe, des présentations pour qu’ils partagent des informations discutées ensemble en TD, plutôt que de leur amener les connaissances directement.
J’essaie de favoriser un contexte émotionnel positif en leur permettant de s’exprimer quand ils le souhaitent et poser toutes les questions qu’ils veulent à tout moment. J’essaie aussi de donner le plus d’exemples concrets, en lien avec la pratique de la psychologie quand c’est possible, ou en lien avec leur quotidien d’étudiants à l’université. J’essaie aussi de varier les supports que je propose, en incluant des exemples en présentant souvent de courtes vidéos ou des supports sous forme de tableaux, de graphiques ou d’illustrations.
Chez Sydologie nous accordons une place toute particulière à la transmission des connaissances, notamment au grand public. As-tu la possibilité de transmettre tes recherches au public ? Où pourrions-nous accéder à tes travaux ?
J’ai la possibilité en effet de présenter mes recherches au public et j’ai toujours apprécié cette partie de mon travail et essayé de participer le plus possible aux manifestations qui nous offrent ces opportunités de diffusion de culture scientifique. Je participe très souvent, par exemple, à la fête de la science ou aux ateliers Thélème à Tours. Ce sont des ateliers de découverte des sciences à destination du grand public. J’ai par exemple proposé et animé des ateliers sur les thèmes du dessin d’enfant, des liens entre pensée et corps, des liens entre émotions et cognition ou de la métacognition. Mes participations ont consisté à proposer et tenir des stands avec des ateliers pour favoriser la découverte de nos recherches et de nos outils par le grand public et favoriser les interactions avec le public.
J’ai aussi proposé et animé des conférences-débats. La dernière par exemple a été la table-ronde réalisée avec Elodie Tricard sur le thème “Quel lien entre les émotions et l’apprentissage ?” lors de la Fête de la Science 2021 (orchestrée par Centre Sciences, et animée par Melissa Wyckhuyse, enregistrée par Radio-Campus Tours le 03 octobre à l’Hôtel de Ville de Tours : accès au podcast ici)
Comment pourrions-nous t’aider dans tes recherches ? As-tu besoin de participants ?
Nous avons souvent besoin de rencontrer des participants, que ce soit dans le cadre des suivis de thèse, de mémoires de recherche d’étudiants de master ou de projets de recherche. Actuellement je suis à la recherche d’écoles primaires pour des passations en face à face individuel, donc plutôt dans la région de Tours, mais aussi pour des passations de questionnaires auprès de collégiens qui, elles, peuvent être envisagées à distance, donc pourquoi pas s’il y a des possibilités de partenariats.
Par ailleurs, je vais être à la recherche d’ici quelques mois de participants tout venant, quel que soit leur âge (à partir de 11-12 ans jusqu’aux adultes âgés) pour remplir des questionnaires à propos de l’utilisation d’outils numériques. Si vous êtes intéressés, vous pouvez me contacter via mon mail ou via le site du laboratoire.
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