
Après nous être intéressés à la Préhistoire puis à l’Antiquité, terminons aujourd’hui sur le Moyen-Âge et ses savoirs.
Moyen-Âge et ses savoirs : « Tais-toi et chante », l’école de Dieu
Au Moyen-Âge, contrairement aux idées reçues, on ne passait pas son temps à se mettre des coups de masse d’arme à pleine poire, à manger des patates ou à courir après des dragons (idées reçues très répandues, ne niez pas). On passait aussi du temps à apprendre la musique et ce n’était pas toujours une partie de plaisir. Voici quelques informations sur l’apprentissage de la musique au Moyen-Âge, d’après un article de Jacques Viret, maître de conférences et musicologue.
Un sujet de niche ? Pas tant !
Moyen-Âge et ses savoirs : La musique = le monde entier = Dieu
Au Moyen-Âge, la musique n’était pas considérée comme un art ou une activité pratique :
– « Tu peux pas venir vendredi soir ?
– Bah non, j’ai mon cours de tuba. On reprend du Dua Lipa avec un le big-band.
– Aaaah. ».
C’était une manière de voir le monde et de le comprendre, presque une science. Et quand on dit science, on pense tout de suite à Dieu (à l’époque) : pas de débats à ce sujet, le monde, c’était plus ou moins un ascenseur géant menant à Dieu (dans le meilleur des cas), et on avait intérêt à avoir bossé le sujet pour quand on se retrouverait face à lui ou à un de ses potes (dans le meilleur des cas).
L’organisation de la société entière reposait sur la foi chrétienne (en Occident of course) : le pouvoir, les institutions, etc. sous le haut patronage de la papauté. Aussi l’enseignement en général s’organise-t-il sur la base de la doctrine religieuse et de la liturgie : rites, prières, chants, etc.
La louange divine (chanter Dieu pour Dieu, rendre gloire à ce qu’il est et ce qu’il fait) étant le principal devoir de l’être humain, il faut savoir le chanter bien, Dieu, pour qu’il nous ait à la bonne quand on arrivera au dernier étage (dans le meilleur des cas).
Jusqu’au XIIIe siècle donc, il n’existe quasiment pas d’établissements éducatifs indépendants de l’Église. Qu’elles forment des moines, des prêtres ou des laïcs, les écoles en sont très proches, c’est-à-dire qu’elles sont très proches de la liturgie, donc de la musique.
Il est très tôt demandé aux jeunes élèves, futurs moines ou futurs clercs (engagés dans l’état ecclésiastique), de participer aux offices. Ils doivent donc être capables de chanter pas trop faux (il ne s’agit pas d’écorner l’image de dieu) et de réciter les prières de manière pas trop rébarbative.

Moyen-Âge et ses savoirs : Des psaumes et des paumes
Les élèves doivent d’abord apprendre les psaumes, le solfège et le chant – avant la grammaire par exemple. Pour apprendre à lire, ils sont donc invités à copier des versets psalmiques : ça les met dans l’ambiance.
Ils s’entraînent ainsi non pas sur des textes quelconques mais directement sur une matière qu’ils devront maîtriser par la suite. Le bénéfice est double : ce qui sera associé à leur apprentissage de la langue constitue un socle culturel dont ils tireront profit par la suite.
Là où ça se complique (et complète), c’est que les seules traductions des Écritures autorisées étaient en latin : les enfants apprennent donc en même temps la lecture, le latin et les psaumes. Et quand on dit latin, on veut dire la dictio, c’est-à-dire comment se prononce les syllabes, mais aussi, lorsque celle-ci est maîtrisée, la lectio : il s’agit d’une lecture mélodique, presque chantée, censée préserver la parole divine des affects de l’orateur. Cette lectio, ou cantillation, repose sur des règles strictes qu’il s’agit de maîtriser.
L’enfant doit connaître tout le psautier par cœur, c’est-à-dire 150 psaumes au bas mot. Jetez un œil à un exemple de psaume à retenir (vous en trouverez un ci-dessous) pour vous rendre compte de l’ampleur de la tâche si vous n’êtes pas familiers avec les psaumes. On comprend pourquoi on estimait qu’il fallait 2 à 3 ans pour y parvenir. Gros fun.
Heureusement, pour retenir tout ça (150 psaumes en latin donc), les enfants pouvaient s’aider… de leurs mains. Youpi ! Grâce au système de la main guidonienne, un moyen mnémotechnique dont l’essor est lié à l’apprentissage de la musique et du comput, c’est-à-dire du calcul des fêtes mobiles dans le calendrier, ils peuvent plus facilement retenir les modulations mélodiques associées à la cantillation. Fastoche !
Cette méthode d’apprentissage un peu musclée présente indéniablement des avantages : mélange des disciplines enseignées (liturgie, lecture, latin et musique) dans des activités limitées et immersion totale dans l’univers dont il s’agissait de s’imprégner.
En sortant de là, les élèves avaient non seulement acquis un savoir (les psaumes) et un savoir-faire (la lecture et le chant) mais ils avaient aussi travaillé leur oreille musicale et s’étaient, finalement, rapprochés de Dieu.
Pour aller plus loin :
Annexes :
Un exemple de psaume en français et en latin :
David canticum – Domini est terra et plenitudo eius orbis et habitatores eius
Psaume de David – A l’Eternel la terre et ce qu’elle renferme, le monde et ceux qui l’habitent !
quia ipse super maria fundavit eum et super flumina stabilivit illum
Car il l’a fondée sur les mers, et affermie sur les fleuves.
quis ascendet in montem Domini et quis stabit in loco sancto eius
Qui pourra monter à la montagne de l’Eternel ? Qui s’élèvera jusqu’à son lieu saint ?
innocens manibus et mundo corde qui non exaltavit frustra animam suam et non iuravit dolose
Celui qui a les mains innocentes et le cœur pur ; celui qui ne livre pas son âme au mensonge, et qui ne jure pas pour tromper.
accipiet benedictionem a Domino et iustitiam a Deo salutari suo
Il obtiendra la bénédiction de l’Eternel, la miséricorde du Dieu de son salut.
haec generatio quaerentium eum quaerentium faciem tuam Iacob semper
Voilà le partage de la génération qui l’invoque, de ceux qui cherchent ta face, de Jacob !
levate portae capita vestra et elevamini ianuae sempiternae et ingrediatur rex gloriae
Portes, élevez vos linteaux ; élevez-vous, portes éternelles ! Que le roi de gloire fasse son entrée !
quis est iste rex gloriae Dominus fortis et potens Dominus fortis in proelio
Qui est ce roi de gloire ? – L’Eternel fort et puissant, l’Eternel puissant dans les combats.
levate portae capita vestra et erigite ianuae sempiternae et ingrediatur rex gloriae
Portes, élevez vos linteaux ; élevez-les, portes éternelles ! Que le roi de gloire fasse son entrée !
quis est iste rex gloriae Dominus exercituum ipse est rex gloriae semper
Qui donc est ce roi de gloire ? – L’Eternel des armées : voilà le roi de gloire !
Exemple de main guidonienne (manuscrit de la Bodleian Library) :
