Le paradoxe de Polanyi

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Paradoxe de Polanyi

Dans le vaste champ des interactions entre philosophie, pédagogie et technologie, le paradoxe de Polanyi occupe une position centrale, notamment avec l’accélération de l’utilisation de l’IA par tout un chacun. Mais qu’est-ce que ce paradoxe ?
 

Qu’est-ce que le paradoxe de Polanyi ?

 
Le paradoxe de Polanyi trouve son origine dans les travaux de Michael Polanyi, philosophe, économiste et chimiste hongrois (mais aussi polymathe, c’est-à-dire sachant beaucoup de choses sur beaucoup de sujets – l’inverse des chroniqueurs de chaînes 24/24), et notamment dans son ouvrage “The Tacit Dimension”, publié en 1966.
 
Dans celui-ci, il formule l’idée selon laquelle nous en savons plus que nous ne pouvons en dire, en faisant référence au concept de “connaissances tacites”. Formulé autrement : nous savons faire bien des choses sans être capables de les expliquer, verbalement.
 
Cette thèse a été reprise et approfondie dans le domaine économique, notamment par David Autor dans son article “Polanyi’s Paradox and the Shape of Employment Growth“. Autor y met en lumière la difficulté pour les machines d’accomplir des tâches humaines reposant sur des connaissances tacites, notamment ce qu’on appelle de façon un peu barbare les “soft skills”. Il montre comment cette limitation de la machine façonne l’évolution de l’emploi, favorisant des secteurs nécessitant des compétences non automatisables. Vous comprenez maintenant mieux en quoi ce paradoxe est plus que d’actualité.
 
Le paradoxe de Polanyi a aussi influencé d’autres domaines comme :
 
la psychologie, en éclairant les mécanismes d’apprentissages implicites, qui se produisent de façon naturelle et automatique, sans en avoir conscience, à travers l’exposition à des stimuli ou des situations répétées.
 
la pédagogie, où elle souligne l’importance des approches expérientielles et immersives dans la transmission des savoirs.
 

Les connaissances tacites : qu’est–ce que c’est ?

 
Mais qu’appelle-t-on exactement les connaissances tacites ? Au lieu de commencer par une définition trop théorique, prenons plutôt quelques exemples concrets :
 
– vous savez garder votre équilibre à vélo, mais pouvez-vous expliquer comment ? La maîtrise du vélo repose sur des ajustements intuitifs appris par la pratique, d’où l’intérêt de tomber, se relever, recommencer ;
 
– un œnologue peut détecter des subtilités dans le goût, l’arôme ou la texture d’un vin, en identifiant par exemple des notes de cuir ou de kérosène (oui oui). Ces connaissances tacites se développent notamment par des dégustations incessantes et sont impossibles à transmettre uniquement par des descriptions théoriques dans des salles de cours.
 
Il existe encore des dizaines d’exemples avec des savoir-faire spécifiques : la conduite d’une ambulance dans une situation d’urgence, le toucher du bois par un ébéniste pour connaître sa qualité, la pose d’un diagnostic médical à partir de signaux faibles et de l’intuition, la réalisation d’une recette culinaire “à l’oeil” sans peser aucun ingrédient ni vérifier les temps de cuisson, etc.
 

Paradoxe de Polanyi et connaissances tacites

 
Les connaissances tacites, dans la théorie de Polanyi, se réfèrent donc à des savoirs :
 
difficilement verbalisables : elles ne peuvent pas être entièrement expliquées par des mots seuls.

basées sur la pratique (et la répétition) : elles s’acquièrent au fil du temps par l’expérience répétée (d’où l’intérêt de la réalité virtuelle dans certains processus d’apprentissage, par exemple pour des gestes de chirurgie ou de coiffure).

personnels : elles sont liées à l’expérience individuelle et à l’intuition, qui se développent souvent par une exposition prolongée à des situations répétées et souvent complexes.

contextuelles : elles dépendent du contexte spécifique où elles sont acquises ou utilisées.

transmises par interaction : l’apprentissage de ces connaissances passe souvent par l’observation, l’imitation ou le mentorat (d’où l’importance de l’AFEST par exemple, dont on parle ici).
 

Connaissances explicites et transmission à l’humain et à l’IA

 
Les connaissances tacites sont une mine d’or de savoir-faire, mais leur transmission est un défi majeur. En effet, comment transmettre l’implicite ?
 
Des solutions concrètes existent dans la formation professionnelle incluant notamment l’utilisation d’outils numériques, comme les tutoriels vidéo immersifs ou des formations basées sur des scénarios réalistes, des simulations pratiques et interactives, en utilisant la réalité virtuelle par exemple. Une solution plus classique repose dans l’observation sur le lieu de travail et le mentorat, via l’AFEST par exemple.
 
Et comment transmettre à l’IA ces connaissances tacites, connaissances qui sont au cœur de nombreuses compétences humaines et échappent à une description claire ? En effet, comment transmettre à une IA une compétence qu’on n’arrive pas à verbaliser ?
 
Ces savoirs tacites posent un défi immense pour les concepteurs d’IA : pour que les machines accomplissent une tâche, il faut pouvoir la décrire avec précision. Cette exigence est incompatible avec la nature implicite de nombreuses compétences humaines, notamment dans des domaines tels que la gastronomie.
 
Un grand chef utilise son instinct pour innover, associer des goûts qui pourraient sembler ne pas devoir l’être. Bien que l’IA puisse proposer des recettes basées sur des données, sans grande créativité, elle ne peut pas reproduire cette intuition sensorielle, fruit de l’expérience humaine et de nombreux essais, parfois infructueux, mais toujours nécessaires (l’IA ne peut pas goûter…).
 
Autre exemple : un assistant juridique basé sur l’IA peut analyser des milliers de cas rapidement (ce qui peut être fortement utile), mais il lui manquera la sensibilité contextuelle d’un avocat expérimenté.
 

Le paradoxe de Polanyi et les limites des prévisions sur l’impact de l’IA sur les métiers

 
Depuis plusieurs années, des études projettent que l’essor de l’intelligence artificielle entraînera la disparition d’un pourcentage significatif de compétences voire de métiers. D’autres annoncent des gains de productivité spectaculaires, souvent chiffrés (souvent mal, comme expliqué ici).
 
Ces prévisions, souvent très alarmistes (pour le commun des mortels), se heurtent au paradoxe de Polanyi. Elles négligent souvent les compétences humaines les plus difficiles à automatiser qui reposent sur des savoirs tacites, car elles sont quasi impossibles à modéliser.
 
Par exemple, les prédictions concernant l’automatisation complète des tâches d’accueil dans les hôtels ne prennent souvent pas en compte l’importance des interactions humaines. Pourtant, malgré l’introduction de bornes automatiques dans certains établissements, les clients préfèrent souvent interagir avec un réceptionniste pour obtenir des recommandations personnalisées, résoudre des problèmes complexes ou plus prosaïquement avoir affaire à un humain.
 
Les extrapolations qui ignorent cette réalité tendent à surestimer la vitesse et l’ampleur de l’automatisation. Attention, ce n’est pas l’unique raison : coût financier de l’innovation, adoption non-réfléchie de l’IA d’un point de vue stratégique (on pense d’abord à “comment utiliser l’IA ?” plutôt que “pourquoi utiliser l’IA, pour quoi faire exactement ?”), lenteur des changements profonds dans les entreprises, fossé numérique entre les différents salariés, nécessaire montée en compétences, etc.
 
Ce qu’on a tendance à observer, et ce qui pourrait se confirmer, serait davantage une recomposition des métiers et des compétences allouées : certaines tâches routinières sont automatisées, tandis que les humains se concentrent sur les aspects plus relationnels ou stratégiques. On a déjà observé ce phénomène avec d’autres vagues d’innovations dans des domaines comme la banque, pour les retraits d’argent par exemple, ou la comptabilité, avec l’invention de la calculatrice et des tableurs, par exemple.
 
En conclusion, les études alarmistes ou trop “IA-friendly” doivent être interprétées avec prudence, en tenant compte des limites fondamentales que décrit le paradoxe de Polanyi.
 

Conclusion

 
Le paradoxe de Polanyi est un rappel puissant de la singularité des compétences humaines dans un monde de plus en plus automatisé. Si nous ne pouvons pas toujours expliquer ce que nous savons, c’est précisément cette capacité implicite qui nous rend uniques (et irremplaçables) notamment pour les tâches analytiques ou la gestion de situations et contextes complexes ou spécifiques.
 
Les recherches futures devront se concentrer sur la manière dont IA et humains peuvent collaborer de façon plus intuitive.
 
L’IA va transformer durablement les systèmes d’apprentissage, c’est un fait, et certains se sont déjà penchés dessus pour formuler certaines recommandations afin de bien prendre ce virage (je vous invite à lire sur l’initiative PRAX-IA, dont on parlera dans un futur article).
 
Cependant, ce changement de paradigme est aussi une opportunité pour valoriser ce qui fait l’essence même de l’humain, et que les machines ne peuvent pas imiter.
 
L’objectif in fine ? Tirer parti des forces des deux mondes pour créer des solutions véritablement complémentaires permettant à l’humain d’apprendre “mieux”.
 
 

Pour approfondir le sujet

 
Dreyfus, Hubert L. “Why Computers May Never Think Like People.” Scientific American, 1979.
– Kahneman, Daniel. Thinking, Fast and Slow. Farrar, Straus and Giroux, 2011.
– Autor, David. “Why Are There Still So Many Jobs? The History and Future of Workplace Automation.” Journal of Economic Perspectives, 2015.
– Frey, Carl B., et Osborne, Michael A. “The Future of Employment: How Susceptible Are Jobs to Computerisation?” Oxford University, 2013.
 
 
 
Illustration réalisée à l’aide de Dall-E


Aymeric Debrun

  • Diplômé de Sciences Po Lyon – Master Coopération internationale et aide au développement

Découvrir un domaine inconnu, une nouvelle idée, une information ignorée. Se mettre à lire, étudier, analyser, comprendre. Puis approfondir, creuser, se passionner. Et enfin intriguer, intéresser, expliquer, transmettre. Et recommencer.

Un chemin maintes et maintes fois parcouru aussi bien dans ma vie personnelle qu’étudiante. Chez Sydo, j’ai trouvé un travail pour continuer à l’arpenter et faire de ce chemin… un schéma pédagogique.

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