La dépression est un fléau mondial touchant des millions de personnes. Selon l’Organisation mondiale de la santé, plus de 264 millions de personnes dans le monde souffrent de dépression, ce qui en fait l’une des principales causes d’invalidité. En outre, la dépression est souvent sous-diagnostiquée et mal prise en charge, avec seulement la moitié des personnes atteintes recevant un traitement adéquat. Nous sommes d’ailleurs les champions du monde de la dépression (21% de la population française touchée). Ces chiffres alarmants soulignent l’urgence de développer de nouvelles approches pour détecter et traiter la dépression de manière précoce et efficace (pour voir plus : https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/depression).
Une dépression ou des dépressions ?
La dépression est souvent perçue comme une maladie homogène, mais la réalité est tout autre. Comme le souligne le Dr Eiko Fried, chercheur en psychologie clinique, la dépression, comme d’autres troubles psychiques, est un système dynamique complexe caractérisé par des symptômes variables plutôt qu’une catégorie claire avec des causes simples.
Du point de vue sociologique, la dépression est un phénomène qui peut varier considérablement d’une culture à l’autre. Par exemple, certaines cultures envisagent la dépression principalement en matière de symptômes physiques tandis que d’autres la conceptualisent davantage en matière d’états émotionnels. De plus, les attitudes culturelles envers la dépression ainsi que son traitement peuvent également influencer la façon dont les individus vivent et gèrent leur dépression.
Le sociologue Émile Durkheim a apporté une contribution importante à notre compréhension de la dépression et du suicide. Durkheim a examiné les taux de suicide dans différentes sociétés et a constaté qu’il était influencé par des facteurs sociaux tels que l’intégration et la régulation sociales. Cette perspective souligne que la dépression et le suicide ne sont pas seulement des problèmes individuels, mais qu’ils sont également profondément enracinés dans le contexte sociétal d’un pays.
La nécessité d’une approche intégrative de la dépression
La nécessité d’une approche globale et pluridisciplinaire s’impose. En effet, comme nous l’avons mentionné, la dépression est une pathologie multifactorielle qui requiert une analyse à la fois des éléments individuels et sociétaux. Dans le cadre de la psychologie, on se penchera sur des aspects tels que l’héritabilité, les antécédents de traumatismes, les traits de personnalité ou encore les facteurs biologiques. Chaque individu est unique, et ces caractéristiques personnelles peuvent interagir et influencer la manière dont la dépression se manifeste et comment elle peut être traitée de manière efficace.
L’angle sociologique offre une perspective plus large, mettant en lumière l’interaction complexe entre les individus et leur environnement socioculturel. Les facteurs tels que la situation socio-économique, les pressions sociales, le soutien social disponible et les attitudes culturelles vis-à-vis de la santé mentale peuvent grandement affecter à la fois le risque de dépression et l’accès au traitement.
Cependant, nous rencontrons un obstacle majeur ici : la spécialisation des chercheurs. Bien que la compréhension interdisciplinaire soit souhaitable pour une appréhension globale de la dépression, un chercheur est souvent contraint par son domaine d’expertise. Un psychologue clinicien, par exemple, peut ne pas avoir les outils pour évaluer les facteurs sociologiques, et inversement, un sociologue peut ne pas être formé pour comprendre les intrications des facteurs biologiques.
C’est précisément là que réside l’un des plus grands défis dans l’étude et le traitement de la dépression : décloisonner ces domaines d’expertise pour parvenir à une vision intégrative de la maladie.
Ainsi, le défi pour les chercheurs, les cliniciens et les décideurs politiques est de collaborer pour développer des approches holistiques (globales) qui tiennent compte de l’individu dans son ensemble, tout en reconnaissant l’importance de l’environnement social et culturel dans lequel il évolue. Seule une approche aussi globale pourra, à terme, aboutir à des stratégies de prévention et de traitement plus efficaces et personnalisées pour lutter contre la dépression : c’est là que l’intelligence artificielle entre en scène.
L’intelligence artificielle (IA) pourrait, à mon avis, être une clé précieuse pour aborder la complexité de la dépression sous un angle multifactoriel. En effet, les algorithmes d’IA, par leur capacité à analyser de vastes ensembles de données et à identifier des motifs et des relations que les humains pourraient ne pas voir, peuvent aider à intégrer et à analyser à la fois les facteurs individuels et sociétaux.
Cas d’usage 1 : Détecter la dépression sur les réseaux sociaux avec l’IA
Dans ce contexte, il semble que l’intelligence artificielle (IA) pourrait donc bien être une arme redoutable dans la recherche, le traitement, la détection et la prise en charge de la dépression. Aujourd’hui, nous aborderons un cas d’usage particulièrement intéressant : celui de Tavchioski, I., Robnik-Šikonja, M., & Pollak, S., dans lequel ils ont développé une méthode pour détecter les signes de dépression sur les réseaux sociaux en utilisant des “transformers”, c’est-à-dire des modèles de traitement du langage naturel (NLP) très performants, et des ensembles. Imaginez un instant que votre fil d’actualité Facebook, Twitter ou Reddit puisse être analysé par une IA capable de déceler les signes de dépression dans les messages que vous et vos amis postez. Cela pourrait permettre une détection précoce de la dépression et aider à prévenir ses conséquences les plus graves.
Voici comment ils ont procédé :
Première étape : construire un jeu de données
La qualité d’un modèle d’IA dépend fortement de celle de ses données. Les chercheurs ont donc utilisé des données provenant de Reddit et Twitter, qu’ils ont soigneusement nettoyées et prétraitées. Les publications sur Reddit ont été classées en trois niveaux de signes de dépression par des spécialistes :
• Niveau 0 (Non déprimé) – il n’y a aucun signe de dépression dans la publication ; les déclarations dans la publication sont soit sans rapport avec la dépression, soit liées à l’offre d’aide ou de motivation aux personnes souffrant de dépression.
• Niveau 1 (Modéré) – une publication contient des signes modérés de dépression. Ces publications sont liées à un changement de sentiments, mais elles montrent des signes d’amélioration et d’espoir.
• Niveau 2 (Sévère) – ces publications contiennent des signes graves de dépression. Elles sont souvent liées à de sérieuses pensées suicidaires, à des troubles ou à des tentatives de suicide passées.
Deuxième étape : Entraîner le modèle
Les chercheurs ont adopté une approche de réutilisation et d’affinement de modèles préexistants, en les formant pour repérer spécifiquement les signes de dépression dans les messages de réseaux sociaux. En d’autres termes, ces modèles, semblables à des cerveaux pré-éduqués, ont été personnalisés avec des données spécifiques à notre sujet – la dépression. Ils ont utilisé soit des modèles généraux comme BERT, soit des modèles spécialisés dans l’analyse de tweets, comme BERTweet, puis ont ajusté ces modèles avec les données propres à la dépression. Cette étape d’adaptation s’appelle le “Fine-tuning”.
Troisième étape : Tester l’efficacité du modèle
Les résultats sont prometteurs : les modèles basés sur des transformers ont largement surpassé les méthodes de base. De plus, les chercheurs ont constaté que les modèles pré-entraînés sur des données spécifiques au domaine, comme mentalBERT (pré-entraîné sur des données liées à la santé mentale) et BERTweet (pré-entraîné sur des tweets), étaient plus performants que les modèles généraux de langage.
Mais ce n’est pas tout : les scientifiques ont également combiné les modèles pour créer des “ensembles”, qui ont montré des performances encore meilleures. Par exemple, un ensemble combinant RoBERTa, mentalBERT et BERTweet a obtenu un score F1 (une mesure combinant précision et rappel) de 0,592 sur le jeu de données Reddit, contre 0,577 pour le modèle mentalBERT seul.
Enfin, les chercheurs ont étudié la possibilité de transférer les connaissances d’un jeu de données à l’autre, c’est-à-dire d’entraîner un modèle sur les données Reddit et de l’utiliser pour détecter la dépression sur Twitter, et vice-versa. Ils ont constaté que le transfert d’apprentissage améliore les résultats sur le jeu de données Twitter, mais pas sur celui de Reddit.
Cas d’usage 2 : Détecter la dépression… avant même qu’elle ne se produise !
En combinant ces modèles et en adaptant l’entraînement aux spécificités des plateformes, il est possible d’imaginer un avenir où les réseaux sociaux contribuent activement à la détection précoce de la dépression et offrent un soutien approprié aux personnes concernées. Dans une perspective plus large, l’IA et le machine learning sont également utilisés pour comprendre et prédire la dépression avant même qu’elle ne survienne.
Par exemple, le Dr Eiko Fried, chercheur et professeur associé en psychologie clinique à l’Université de Leiden aux Pays-Bas, travaille sur un projet appelé WARN-D qui utilise des techniques statistiques et d’apprentissage automatique pour tenter de prédire la dépression. Son équipe suit 2 000 étudiants vivant aux Pays-Bas depuis deux ans, utilisant leurs montres intelligentes et leurs smartphones pour collecter des données sur leur sommeil, leur activité physique, leur localisation, leur utilisation des médias sociaux et d’autres facteurs. Ces données sont ensuite analysées pour identifier les schémas qui pourraient indiquer un risque accru de dépression.
Cas d’usage 3 : Mieux diagnostiquer
Si vous en voulez plus, différentes recherches utilisent l’IA pour identifier les signes de dépression dans la voix humaine. Tout comme nos expressions faciales et notre langage corporel, notre voix porte en elle une mine d’informations sur notre état émotionnel. En explorant cette voie (vous l’avez ?), l’intelligence artificielle pourrait déceler des indices subtils de dépression, souvent imperceptibles à l’oreille humaine, ouvrant la voie à de nouvelles méthodes de détection précoce et de soutien aux personnes en souffrance.
Des chercheurs du Jinhua Advanced Research Institute et de l’Université technologique de Harbin, en Chine, ont développé un algorithme d’apprentissage profond capable de détecter la dépression à partir de la voix. Après avoir prétraité et analysé les informations vocales en utilisant des technologies comme la 3D, la reconnaissance auditive et une boîte à outils appelée OpenSmile, l’algorithme a identifié des indicateurs de dépression avec une précision impressionnante de 87%. Ces avancées pourraient offrir un outil supplémentaire pour le diagnostic précoce de la dépression, ouvrant la voie à des interventions plus rapides et ciblées.
Pour en savoir plus :
– Vázquez-Romero A, Gallardo-Antolín A. Automatic Detection of Depression in Speech Using Ensemble Convolutional Neural Networks. Entropy (Basel). 2020 Jun 20;22(6):688. doi: 10.3390/e22060688. PMID: 33286460; PMCID: PMC7517226.
– Shin D, Cho WI, Park CHK, Rhee SJ, Kim MJ, Lee H, Kim NS, Ahn YM. Detection of Minor and Major Depression through Voice as a Biomarker Using Machine Learning. J Clin Med. 2021 Jul 8;10(14):3046. doi: 10.3390/jcm10143046. PMID: 34300212; PMCID: PMC8303477.
– Tavchioski, Ilija & Robnik-Sikonja, Marko & Pollak, Senja. (2023). Detection of depression on social networks using transformers and ensembles.
– Reportage d’Arte sur le sujet : https://www.youtube.com/watch?v=BajgFuaHNFE&ab_channel=ARTE